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Le roi des faunes
À la suite de son investigation pour mettre la main sur la toison d'or, Barthélémy avait ordonné à une centaine de ses chevaliers de se tenir prêts à partir. Un jeune moine du nom de Zacharia, qui s'était déjà surpassé dans l'étude de textes anciens, avait découvert une piste à suivre. Dans la phrase « musiquE Allègre et Fanon Du chaGrin » était apparemment dissimulé un code musical qui, interprété par la flûte du roi des faunes, libérerait son secret. Ravi de cette première découverte importante, le seigneur de Bratel-la-Grande avait quitté avec ses hommes la capitale et fait affréter un grand bateau de guerre en direction de Tounis, port marchand de la république des paysans du sud. Ils avaient ensuite poursuivi leur chemin en galopant vers le plateau des Dérives où, sous les oliviers sauvages, vivait l’étrange peuple des faunes.
Ces petites créatures aux longues oreilles pointues avaient la taille d'un jeune humain d'environ dix ans. Très poilus, les faunes ressemblaient à des chèvres avec leurs pattes de bouc et leurs deux minuscules cornes sur l'avant de la tête. Pour accentuer la ressemblance, ils portaient la barbichette et avaient aussi une queue de bique très fournie.
— Vous devez faire très attention, seigneur, avait prévenu le jeune moine Zacharia. Les dévotions au culte de Faunus en font des êtres pacifiques, mais ils sont prêts à défendre chèrement leur paix. En effet, mes études confirment qu'ils peuvent devenir brutaux et imprévisibles s'ils se sentent menacés. Si vous en voyez un porter une flûte à ses lèvres, bouchez-vous immédiatement les oreilles ! C'est ainsi qu'ils envoûtent leurs ennemis et qu'ils les plongent dans un coma d'extase qui leur est fatal.
— Très bien, Zack ! lui avait répondu Barthélémy. J'avertirai mes hommes afin qu'ils demeurent vigilants. Je te jure qu'aucun de ces petits monstres n'aura le temps d'utiliser sa flûte. Ne t'inquiète pas, tout ira bien ! Retourne dans tes livres et concentre-toi sur la toison d'or, c'est trop important…
Le seigneur avait évidemment un plan pour faire venir à lui le roi des faunes. Comme tous les autres peuples du continent, ces créatures avaient aussi des petits et ils ne risqueraient sans doute pas leur vie. La solution était alors assez simple. Il lui fallait kidnapper de jeunes faunes et exiger du roi qu'il se présente devant lui sous peine de les voir massacrés. Barthélémy pourrait ainsi contraindre le souverain à jouer sur sa flûte le code musical caché dans la phrase « musiquE Allègre et Fanon Du chaGrin ».
C'est nourri de cette pensée que le seigneur de Bratel-la-Grande avait fait établir son campement aux abords du plateau des Dérives et qu'il avait divisé ses chevaliers en une dizaine d'escadrons. Avec la mission d'enlever le plus grand nombre d'enfants possible, les troupes étaient parties à travers les plateaux rocheux. Les hommes avaient été prévenus des dangers potentiels que pouvaient représenter ces petits êtres à l'air inoffensif et s'étaient vu accorder l'autorisation de tuer quiconque constituerait une menace. Le seigneur les avait aussi convaincus que les faunes étaient une race inférieure à l'humain et que, de ce fait, ils devaient se soumettre à l'homme sans poser de questions. Ce peuple de bergers et d'agriculteurs était manifestement une création du mal, et leur ressemblance avec l'espèce caprine prouvait leurs liens avec les puissances obscures. C'est donc gonflés à bloc que les chevaliers s'étaient lancés dans les landes rocailleuses avec la certitude de contribuer au triomphe du bien sur la Terre.
Plus tard, les escadrons étaient revenus avec des dizaines de jeunes prisonniers. Plusieurs troupes avaient même pillé des fermes et incendié des oliveraies afin d'envoyer un message clair au roi des faunes. En procédant aux enlèvements, les chevaliers avaient bien informé les parents que, pour revoir leurs petits, ils devaient demander à leur roi de se présenter, avec sa flûte magique, devant le seigneur de Bratel-la-Grande, à la frontière nord de leur royaume. Sans quoi, leur progéniture serait mise à mort et les cadavres, abandonnés aux vautours et aux chacals, nombreux dans les environs.
Le message avait été entendu : le roi des faunes se présenta exactement deux jours après le grand rapt, comme l’avait souhaité Barthélémy. Flûte à la main, vêtu d'une cape de laine ridicule et coiffé d'une couronne de branches d'olivier, il arriva seul. On l'amena brutalement devant le seigneur et, sous les rires moqueurs des chevaliers, le petit humanoïde aux poils hirsutes prit la parole :
— Par Aventin, par Viminal et par Littoralis, que me veux-tu, humain ?
— Je désire que tu joues de la flûte pour moi.
— Alors, très bien ! lança le faune sans hésitation.
Il porta derechef son instrument à ses lèvres avec l'intention de plonger toutes ces brutes dans un sommeil éternel.
— ATTENTION ! le prévint Barthélémy en dégainant son arme. Tu joues une seule note maintenant et je te tranche la tête, petit démon !
— Mais… par Simius et par Gamus ! Ne viens-tu pas de me demander de jouer ?
— Si, mais tu ne joueras pas n'importe quoi ! précisa le seigneur. Je ne suis pas stupide, je connais les pouvoirs de ton peuple… Tu interpréteras ce que mon assistant, ce jeune moine à ma droite, te donnera… Mais, avant, dis-moi quel est le nom exact de ton instrument de musique.
— Mais par Guiol, pourquoi donc ?
— Réponds-moi ! C'est un ordre !
— Par Fiolé, par Juki et par Woo ! Qui es-tu pour me commander de la sorte ? Ne suis-je pas le roi, ici ? Et ne sont-ce pas là mes terres et, là-bas, les enfants de mon peuple que tu tiens ficelés comme des saucissons, infâme humain ?
— Suffit ! Réponds à ma question : comment se nomme ton instrument ?
— Par Gauli ! Et si je refusais de te divulguer le nom de l'instrument sacré du peuple des faunes ?
— Alors, je ferais tuer un de ces petits, s'amusa Barthélémy tout en observant la réaction de la petite créature.
— Mais, par Julu ! Tu n'irais pas jusque-là ?
— Ah non ? Regarde bien ceci, dit le seigneur en ordonnant à l'un de ses hommes de tirer une flèche au hasard parmi les jeunes prisonniers.
— NON ! PAR GOL, ARRÊTE ! hurla le petit roi. Mon instrument se nomme le Fanon du Chagrin… Tu es satisfait maintenant ?
— Oui, je le suis, en effet…
Le jeune moine s'avança alors vers le roi des faunes et lui présenta un bout de papier sur lequel était écrit « musiquE Allègre et Fanon Du chaGrin ». Le souverain se raidit et se mordit la lèvre inférieure. Il était visiblement en colère, ce qui n'empêcha pas le moine d'expliquer :
— J'aimerais bien que vous jouiez allegro, les notes qui sont camouflées dans cette phrase. Il s'agit d'un code où le « E » est la note mi, le « A » équivaut à la, « F » à fa, « D », à ré, et « G », à sol…
— Par Utre ! Je sais lire la musique ! Me crois-tu stupide ?
— Non… non, balbutia Zacharia. Désolé, je ne voulais pas vous offenser…
— Alors, tu joues maintenant ? s'impatienta Barthélémy.
— Par Munis ! Libérerez-vous les enfants ?
— Si je suis satisfait de ta performance et que j'obtiens ce que je désire, alors, peut-être bien…
— Par Vulgaris ! Tu n'es qu'un sale voleur, ignoble humain !
— Moi, un sale voleur ? répéta le seigneur, surpris. Pourquoi voleur ?
Barthélémy fit signe à Zacharia de s'approcher.
— Pourquoi me traite-t-il de voleur ? lui murmura-t-il à l'oreille.
— Je ne sais pas… Vraiment, je…
Contrarié, le chèvre-pied joua, malgré tout, les cinq notes sans regarder le papier. Dès qu'il eut soufflé la dernière note, un impressionnant trésor composé de pierres précieuses, de pièces d'or, de bijoux et d'autres objets d'une valeur inestimable se matérialisa autour du roi.
— Par Sulk ! Vous vouliez le trésor du peuple des faunes, eh bien, le voilà ! Vous êtes contents maintenant ?
Les chevaliers, les yeux exorbités et le souffle coupé, demeurèrent paralysés devant tant de richesses. Il y avait là de quoi faire vivre chacun d'eux comme un pacha jusqu'à la fin de ses jours. Deux ou trois minutes s'écoulèrent dans un silence béat.
— Par Faunus, allez-vous enfin dire quelque chose ? Libérez-vous les enfants ?
— Les enfants ? fit Barthélémy en reprenant ses esprits. Oui… oui, en échange de ce trésor, nous libérerons les enfants…
— Excusez-moi, seigneur, dit Zack en s'approchant de lui, nous n'avons pas besoin de prendre avec nous le trésor… Ce que nous cherchons s'y trouve certainement caché. Il me suffirait de quelques heures pour fouiller le tout et…
— Ferme-la, bavard ! grogna le seigneur. Nous allons embarquer ce trésor sur le navire où tu effectueras à nouveau tes recherches. Et lorsque tu auras trouvé ce que nous cherchons, je le rendrai peut-être à notre nouvel ami…
— Par Nuil ! Allez-vous libérer les enfants, oui ou non ?
— LIBÉREZ LES ENFANTS ! hurla le seigneur, agacé. ENSUITE, SAISISSEZ LE TRÉSOR !
— Par Walj ! Ceci ne vous appartient pas ! Ne connaissez-vous pas la puissance des faunes ? Croyez-vous que nous ne réagirons pas ?
— ARCHERS ! ordonna le seigneur. DÉBARRASSEZ-MOI DE CE MINUS !
Une trentaine de flèches fendirent l’air et transpercèrent le corps du pauvre petit roi. Après avoir été libérés, les enfants se mirent à courir dans tous les sens afin de fuir le plus vite possible, mais ils assistèrent, malgré eux, à l'assassinat de leur souverain. Ils se rappelleraient éternellement que leur chef avait sacrifié courageusement sa vie pour les sauver et jamais ils n'oublieraient les vilenies dont les humains étaient capables. Cette journée funeste allait changer pour toujours leur conception des rapports interraciaux. À compter de ce jour, ils devraient renforcer les frontières de leur royaume et ne pas hésiter à chasser quiconque voudrait y pénétrer.
— Zacharia ! cria le seigneur. Ramasse sa flûte, nous l'emportons avec nous…
— Je ne veux pas vous contrarier, maître, répondit le moine, mais cet objet est d'une telle importance pour les faunes… Bien sûr, il s'agit d'un objet magique, mais sa symbolique religieuse prime sur tout ce…
— ZACK ! aboya Barthélémy. Je t'ai dit de prendre l'instrument ! Ne m'oblige pas à le répéter…
— Très bien… Pardon… Je voulais seulement vous informer…
— Je sais, Zack…, fit le chevalier en soupirant. Je sais…
Le trésor fut rapidement emballé et tous quittèrent les lieux en abandonnant le corps du roi des faunes. Zacharia avait insisté pour qu'on lui accorde une sépulture, mais Barthélémy avait répondu qu'il ne devait pas s'inquiéter ; ses semblables lui offriraient sans doute des funérailles royales ! De toute façon, ce n'était pas à eux de veiller au repos de l'âme d'une créature du mal…
De retour au navire, on déposa la totalité du trésor dans la cabine de Barthélémy, et Zacharia commença à l'éplucher minutieusement. Tout en consultant ses livres, il scruta chaque pièce de l'extraordinaire butin afin d'y déceler un indice pouvant les conduire jusqu'à la toison d'or. Il devait examiner des milliers d'écus et presque autant de pierres précieuses, sans compter une bonne centaine d'autres objets allant des couronnes aux bagues en passant par les sceptres et les armes décoratives. Après quelques heures de recherches et d'observation, le seigneur vint le rejoindre dans la pièce.
— Alors, Zacharia, ça avance ?
— J'ai besoin de beaucoup de temps pour étudier le trésor ! C'est un véritable fouillis, mais qui révèle, par contre, l'histoire des faunes… On y trouve des pièces provenant de tous les peuples avec qui ils ont eu des relations. C'est vraiment formidable de retourner ainsi dans l'histoire et de comprendre l'influence extraordinaire de ces êtres à une époque…
— La toison d'or, Zack ! s'écria le chevalier. Je te rappelle que nous sommes ici pour LA TOISON D'OR ! Concentre-toi moins sur l'histoire de ces repoussantes créatures et davantage sur le but de ta mission avec nous. Mes hommes ne tiennent plus en place ! Ils considèrent que la découverte de ce trésor est un bon présage et ils sont impatients de se partager le butin.
— Mais… mais…, objecta le jeune moine. Ce trésor ne doit pas être distribué ! Il représente un prodigieux plongeon dans l'histoire du continent… Il doit être analysé par d'autres spécialistes afin de mieux comprendre l'évolution de…
— Si tu ne cesses pas immédiatement, Zack, je vais t'arracher la langue. Les créatures du mal n'ont pas de culture et encore moins d'histoire ! Quand tu auras terminé tes recherches, je diviserai le trésor en deux. Une moitié pour Bratel-la-Grande, et l'autre pour mes hommes. D'ailleurs, j'aimerais que tu sélectionnes déjà les plus belles pièces afin de les sortir du lot… Elles constitueront mon butin personnel ! Un seigneur a bien le droit de se servir d'abord, n'est-ce pas ?
— Très bien, se résigna le jeune homme. J'exécuterai vos ordres, mais j'ai encore besoin de temps.
— Je te laisse jusqu'à demain matin !
— Mais je n'arriverai jamais à…
— DEMAIN MATIN ! conclut le seigneur. Tu peux rester dans ma cabine ; moi, j'irai dormir sur le pont avec les hommes.
Zacharia travailla toute la nuit, mais sans rien trouver qui puisse le conduire à la toison d'or. Au petit matin, le seigneur réapparut et, reposé, il décida de lui accorder un délai supplémentaire d'une journée pendant laquelle le jeune moine sua sang et eau afin de trouver une nouvelle piste, mais en vain.
Finalement, Barthélémy se fit de plus en plus insistant et le menaça de lui trancher un doigt si, le lendemain, au lever du soleil, il n'avait encore rien trouvé. Sans même prendre de pause, le moine s'acharna donc à la tâche et, devenu blême comme un fantôme, le pauvre allait s'effondrer lorsque, tout à coup, un petit sac de cuir contenant quelques poils de couleur dorée lui tomba sous la main. Intrigué, il les sortit de leur enveloppe et les observa attentivement.
« Des poils dorés…, pensa-t-il. Hum… Oui, oui, probablement des poils de la toison d'or. Enfin… Cela se pourrait-il ? Je suis peut-être sur le point d'aboutir à quelque chose… »
Zacharia les déposa sur la table à côté de la boussole de navigation. L'aiguille qui indiquait normalement le nord fit brusquement plusieurs tours sur elle-même et s'arrêta en direction de l'ouest. Surpris, le jeune moine éloigna les poils de l'instrument, et l'aiguille reprit sa position normale !
— Ça y est ! J'ai trouvé ! s'exclama-t-il, soulagé. Oui, ce sont bien des poils provenant de la toison d'or et ils m'indiquent la direction à suivre…
La porte de la cabine s'ouvrit brusquement.
— Qu'est-ce qui se passe ? Je t'ai entendu parler, dit le seigneur, impatient. J'espère que tu as de bonnes nouvelles !
— Vers l’ouest…, répondit le moine, tout souriant. Nous devons aller vers l'ouest…